dimanche 30 juin 2013

WORKING CLASS HEROÏNE



June et sa mère allaient à Weymouth tous les étés, la station balnéaire la plus proche du bassin minier où elles vivaient. C'était l'Angleterre d'Après Guerre, elles n'avaient qu'un maillot de bain pour deux. Alors, pendant que l'une d'entre elles prenait un bain de maigre soleil, l'autre faisait un bingo ou mangeait un fish and chips.

Le ciel était toujours gris comme il se doit, les enfants pâlots et maigrelets. Mais il se dégageait de ce bout d'Angleterre une nostalgie rassurante, comme dans ces trains fantômes qui font hurler les enfants mais dont on sort euphoriques d'être toujours en vie.

June était belle. C'était indiscutable. Les pommettes hautes, les yeux absinthes, la bouche prometteuse. Mais elle ne possédait pas une once de fantaisie. Rien de drôle, de spirituel ni même de gentiment candide ne sortait jamais de sa bouche.
Bien sûr, elle épousa le premier imbécile venu, un officier de la RAF prénommé John. Elle lui donna un fils qui ne fit jamais rien de sa vie à part fumer des joints et s'illusionner sur ses talents de musicien.

John finit par quitter June pour une femme laide mais drôle.

La vie de June s'effrita, mais cette fille de mineurs gallois avait la souffrance et la résignation qui coulaient dans son sang. Elle prit un travail à British Telecom, renseigner les gens la satisfaisait pleinement, réussit à faire assez d'économies pour s'offrir un cottage et même des voyages en Australie ou à Bali.

Sa vie aurait été presque belle si ce n'était ce fils qui fumait des joints et jouait mollement de la guitare dans les pubs qui voulaient bien de lui.

Blanche Dubois




samedi 29 juin 2013

MASKAGAZ ! MASKAGAZ !




Eclosion de vendeurs ambulants
Masques à gaz masques de chantier
Lunettes de ski lunettes de plongée
Maskagaz ! Maskagaz !
On n’entend plus que ça
Avenue de l’Indépendance
Business CHAOS
Côte à côte
vendeurs de mask de maïs de moules
de maquillage de drapeaux de sifflets
d’alcool de gri-gri
de châtaignes de concombres
Gosses déposés comme
des paquets un à l’accordéon
l’autre à l’ocarina
Vendeurs de kleenex de tapis de prière
Montagnes de rognures
melon et pastèques
ongles géants bordés de rouge
Les drapeaux s’enroulent
à chaque coup de vent
Bars clandestins perchés
sur des tabourets
5 lira le shot
Sur les bords de l’avenue aux touristes
s’enfoncent les rues sombres
Les enfants sniffent de la colle
vacillent
Une fille scarifiée sourit
Chevaux apocalypses
Maskagaz ! Maskagaz !

Perrine le Querrec, Istambul juin 2013


vendredi 28 juin 2013

Revue Métèque, le kaléidoscope, ATTENTION DEADLINE !



Depuis que Revue Métèque est née, il vous a successivement été donné sa tonalité – contenue dans la définition de ce qu’évoque pour nous le mot métèque –, puis, par le thème du numéro zéro, une couleur dominante, la ville.
Voici, enfin, la deadline pour tous ceux qui, se sentant métèques à leur façon, voudraient partager « leur ville »,  qu’elle soit réelle ou fantasmée : fin août, dernier carat, pour obtenir sa gold card.
Deux mois pendant lesquels vous pouvez remettre aux autorités compétentes – les Éditions Lunatiquele fruit de vos entrailles. Pour l’instant, utilisez le même procédé, à savoir continuez de poster sur le profil Facebook. Certains posts sont ensuite blogués.
Nous attendons votre portrait enamouré de votre rue, votre cahier de doléances chaotiques, vos croquis scabreux de vos inévitables voisins, vos farnientes sur quelques marches d’escalier, vos coup de speed, vos baisers volés à l’agitation. Nous voulons tout savoir de votre biotope urbain, des animaux qui s’y pavanent jusqu’à ceux qui lèchent, sans bruit, le mur de vos façades. Flashez tout et tous. Braquez vos torches sur les éblouis et les éblouissants. Renseignez-nous sur vos engagements aussi bien que vos coups de mou, parlez-nous de vos frigos vides ou des marchés colorés, ceux qu’on fait bras d’ssus, bras d’ssous. Parlez-nous des filles qui vous ont tenu par la taille et qui s’en sont allées quand même... Racontez-nous comment vous l’avez laissé entrer dans votre lit quand vous vous sentiez vraiment trop seule. Parlez-nous des fastes et des lèpres, parlez-nous, putain, de la ville qui vous fait si difficilement et vous défait avec autant d’aise. Montre-la-nous enfin, votre ville à vous ! Avec ses conflits ouverts ou ses tueries invisibles. Dissertez sur la forme d’une gouttière, épiloguez sur un pigeon qui n’a pas l’air dans son assiette ce matin. Peignez-nous l’affairement du métro et l’affaissement du métro. Captez ces yeux qui luisent, des regards qui disent stop ! Croquez ces cernes, ces muscles fiérots. Envoyez la crinoline et les gaz lacrymogènes ! Envoyez la sauce ! Le jus de la ville ! Google streeter, zoom zoom brotha ! 
Prends de la hauteur, Google maper ! Zoom zoom sista !

JF DALLE




jeudi 27 juin 2013

ÉCHOS ET MIRAGES



Je suis revenue rue d’Odessa. Me suis assise sur la troisième marche de l’entrée du cinéma. Mon roman est imprimé depuis six mois. Je n’ai plus rien à vérifier, plus rien à justifier. Toutefois je m’inquiète. C’est dans cette rue que je l’ai laissé, Serge, le seul jeune homme du livre, dans un hôtel  – sans ascenseur, où j’avais passé plusieurs nuits bien des années plus tôt. À son arrivée à Paris, il n’était alors qu’une vague silhouette, en dépit d’une enfance lourde… que je connaissais bien, pour en avoir fouillé les recoins. Puisque j’avais décidé de raconter l’histoire, je devais rester respectueuse des enchaînements jusqu’au point de non-retour ; respectueuse de l’insondable souffrance de Serge.
J’en étais sûre, insidieusement, cet hôtel lui procurerait un apaisement. Il serait près de sa fac et serait ainsi plongé dans un nouveau monde. Il a travaillé, s’est occupé des clients de l’hôtel, il a étudié comme un fou.

Bien entendu, j’ai eu la tentation de lui proposer une clé au Savoy Hôtel dans le XIXᵉ arrondissement où j’avais vécu de 1960 à 1967 ; il aurait alors fallu que je raconte les arrestations d’Algériens dans la rue de Meaux, le souffle d’un homme oppressé contre la porte tandis qu’une rafale de mitraillette secoue la rue et qu’un policier crie Sortez de là... Peut-être Serge serait-il allé jusqu’au Quai de La Loire, il n’y aurait pas vu cette vieille image du Bassin de la Villette, les reflets des Grands Moulins de Pantin. Il se serait juste attardé sur les rouages du pont-levis tournant peint en vert  – d’un vert que je n’ai pas su bien définir, sinon par cette nuance d’arsenic. Mais personne n’aurait été là pour lui raconter la nuit du massacre du 17 octobre 1961. Je lui ai évité la longue et triste rue de Crimée, et cet invraisemblable immeuble du 125 ; qu’il ne vienne pas se plaindre. Il a juste souhaité travailler, étudier, et quand cela se pouvait oublier un engrenage mortifère. En un sens il a bien réussi, au moins les deux-tiers de son programme. Comme j’ai aimé ses premières émotions : Odessa ! Odessa ! Qu’est-ce que je connais de la révolution de 17 ? Des révoltes qui l’ont précédée ? Juste les images hachées d’un film vu en troisième dans ce noir ponctué de rigolades, je me suis cramponné, j’ai avancé dans cette fureur inconnue. J’ai vu surgir un front de mer, une ville pierreuse d’une noire et luisante âpreté dans l’imminence de l’accostage de la première ligne de cuirassés aussi triomphants que corrodés. Sur le pont la viande est noire et se meut par la grâce des asticots. Oui, Monsieur, vous êtes bien à Odessa. C’est écrit sur la plaque. Et la révolte gronde et la ville sera submergée. Submergée… Grève générale, massacre d’Odessa et mutinerie du cuirassé Potemkine. Le Potemkine cingle vers sa renommée, sa ferraille, son oubli. Trois phases, c’est bien assez pour des luttes finales, jamais finies. Et le landau dévale les marches, il prend de la vitesse, il a disparu…

Le gérant a insisté : Sergio m’a dit qu’il avait besoin de revoir ses tilleuls. Voilà, il est parti ; il a emporté ses affaires. Vous êtes peut-être sa mère ? Vous savez, c’est un ténébreux, il est susceptible. Je ne lui connais pas d’amis dans le quartier. Mais c’est le premier gardien de nuit qui a fidélisé autant de clients. Vous voyez on ne connaît pas les gens de prime abord. Je ne peux rien vous dire de plus ; il ne risque pas de revenir vivre dans ce quartier, les loyers sont chers vous ne trouverez rien à moins de 900 euros… Bon courage, Madame.
Il a raison : bon courage ! Je n’aurai pas le dernier mot  – ce qui suit me restera inaccessible. La voix de Serge est trop lointaine pour que je l’entende. En réalité je ne m’efface pas, je suis effacée… j’ai juste signé un livre inachevé.

Jamais je n’aurais imaginé trouver un tel repos, ici dans cet hôtel, dans cette rue… Il parait qu’une femme me cherche et qu’elle aurait quelque chose d’important à me dire. Mais personne n’a rien à me dire, je me débrouille tout seul. J’ai trouvé une chambre rue de Crimée ; c’est drôle ces échos de l’histoire.




lundi 24 juin 2013

L'ODEUR DE J. REYES


Des bureaux perchés au sommet d’un building léché par les nuages. Fenêtres immenses. Au soir, une vue terrifiante et magnifique. La ville en tapis de lumières, les phares des voitures comme des lucioles épileptiques. Et de l’autre côté du miroir, une enfilade de bureaux. Vides, comme toujours à cette heure.
Autrefois, Jim aurait eu honte. Il aurait prétendu crânement que récurer et vider les poubelles, c’était un job de gonzesse. Aujourd’hui, ce qui lui fait honte c’est d’avoir été un connard pareil. Il est le seul homme de l’équipe et ses collègues apprécient qu’il ne joue pas au chef, qu’il garde ses couilles sagement rangées et passe la serpillière, comme tout le monde.
Le soir, ils arrivent à vingt deux heures. Bien après que les bureaux se sont vidés. C’est la règle. Un moyen d’éviter que deux mondes se percutent. Comme si chaque univers devait ignorer la présence de l’autre. Pas de big bang. Juste quelques interférences, parfois. Des météorites. Une femme brune en étoile filante dans le bureau du fond.
Lorsque Jim pousse la porte, la femme le regarde, comme on regarde une souris déboulant dans l’allée d’un supermarché. Stupeur. Le temps s’interrompt quelques instant mais pas les bruits de la rue sous le plongeon des fenêtres.
La femme s’ébroue, esquisse un sourire et s’excuse, elle n’avait pas vu l’heure. Elle plie un dossier, se lève, ramasse son sac et son manteau. Elle s’excuse de nouveau en passant devant lui, en lisière de porte. Lui n’est pas foutu de prononcer le moindre mot. Dans le couloir, la moquette étouffe les bruits de talons. Elle n’est plus là. Jim l’a peut-être simplement rêvée, cette brune au pull grenat. Il se retourne et l’aperçoit, s’engouffrant dans l’ascenseur.
Il hausse les épaules et reprend sa tache. C’est étrange de nettoyer une pièce encore chargée de présence, comme si chaque chose était posée en équilibre. Comme si tout risquait de s’écrouler. Jim est un peu nerveux. Il vide la poubelle. Des papiers froissés, gobelets de café, agrafes. Un chewing-gum reste collé au fond. Il ne grimace pas, cette fois. Il ne prend pas de chiffon. Il décolle la gomme verte à main nue et la malaxe un moment. Odeur mentholée. Réprime l’envie d’y gouter. Quand il était môme, il ramassait les chewing-gums sur l’asphalte et se les fourrait dans la bouche. Jusqu'à ce que sa mère le choppe et lui passe un savon mémorable.
Il balance la boulette et se remet au travail. Aspirateur, coup de lavette sur les étagères et le bureau. Ne rien déplacer, c’est la consigne. Les employés doivent revenir le matin avec l’impression que personne n’est entré là en leur absence. Que les poubelles se vident par magie et que la poussière s’autodétruit miraculeusement à minuit. Il vérifie que tout est en ordre, balaye d’une caresse une peluche invisible sur le fauteuil. Puis, sans bien réfléchir à son geste, se penche et presse son visage contre le velours bleu du siège, flairant l’odeur fantôme du cul de la femme brune.
Jim se sent un peu drôle en quittant le bureau. Comme sur le point de tomber amoureux de l’héroïne d’un roman. Le genre d’histoire dans laquelle on peut plonger sans crainte de s’y noyer, puisqu’elle est impossible. Sur la porte, une petite plaque métallique indique J. Reyes. Il décide qu’elle s’appelle Juliet.

Marlene Tissot, auteur de Mailles à l'envers, paru aux éditions Lunatique en  2012


JE VOIS DES POINTS BLANCS AUTOUR DE MON CHAMP DE VISION



Je vois des points blancs aux bords de mon champ de vision. je regarde du cyclisme à la télévision. il est 16h24. J'ai fini de diner. je vois des points blancs. Ô christ sur la croix. j'aimerais bien parler d'ennui, de rage, mais ce n'est ni l'un ni l'autre. j'aimerais bien que l'on me dise vous avez de la tension artérielle. je voudrais qu'il me reste de la crème glacée dans le frigo. je vois des points blancs et ils emplissent mon champ de vision. j'ai peur de rester les bras ballants. j'attrape ce que je peux. je regarde ce que je peux. du cyclisme à la télévision. j'ai pas envie de poésie. je vois trop de points blancs. j'entends la sonnerie de mon téléphone. non. ce n'est pas ça. qu'est-ce que c'est ? je voudrais blesser un animal à cette heure-ci. je voudrais oublier une femme. quand je lui ai parlé pour la première fois j'ai senti toutes ces vibrations. dans un paysage enneigé elle causait une avalanche à la seconde. j'ai vu l'absolu. il est 16h41. je vais encore diner. je vois tous ces points blancs. je me demande ce qu'est le contrôle. si c'est ce que je vis. le cyclisme à la télé, l'oubli, les sons du bal sur la place de la cathédrale, les points bancs. le contrôle. je voudrais attraper encore quelque chose. si possible. une feuille de cet arbre dehors. le drap de mon lit. un livre. une nourriture. un point blanc. un poil de mon tapis. un revolver. sortir dans la rue et tirer à l'aveugle. attraper le col des morts. et gueuler. trancher le cou d'une policière comme ce collègue à moi l'an dernier. il n'a pas hésité d'après le rapport. elle était là, le foudroyait des yeux, le provoquait. il n'avait pas le choix. il avait pas le choix. il fallait qu'il fasse quelque chose parce qu'il avait trop souffert du manque. de se faire prendre pour une truffe. seigneur. c'est si compliqué de toujours garder le contrôle de sa tête. à un moment le meurtre devient un réflexe tellement on te demande. on te néglige. mon collègue a pas tenu le choc. c'est insensé quand on y pense. toutes ces relations. toutes ces demandes. toutes ces attractions. chacun retourne à sa vie le dimanche et il reste quelques connards à regarder les points blancs. ah voilà mon téléphone qui sonne. non. ce n'est pas ça. je vais diner. j'ai faim. il faut que j'attrape quelque chose. les points blancs doivent être alimentés. je vois des images qui se forment à l'angle de mon champ de vision maintenant. il faut que je mange. je ne veux pas me sentir faible au moment où les choses deviendront compliquées. seigneur. il faut que je me lève.

Nicolas Albert G.






dimanche 23 juin 2013

[ECRIRE JUSQU'A CREVER AUTANT DE TEXTES QU'ON PEUT / 38]



Il y a cette manière de travailler, d'aimer, de vivre, cette manière qui donne l'impression de dévorer le monde alors qu'il s'agit juste de fuite, qu'il est juste question d'éviter de penser comme d'autres évitent le dialogue, il y a cette manière de se jeter d'une chose à l'autre et qui pourrait passer pour la voracité d'un ogre alors qu'il s'agit de courir à travers une foret et d'éviter les branches, d'éviter de tomber, de sentir approcher le poursuivant et quand tu jettes un œil furtif par-dessus ton épaule le poursuivant c'est toi.
Il y a les digues qu'on construit. La pile de magazines aux chiottes, le lecteur mp3 pour le train et pour déambuler dans les rayons d'Intermarché, les livres à lire pendant les repas, France Culture pour dormir, les sites pornos pendant les pauses. Il y a toutes les stratégies possibles pour ne pas se retrouver en tête-à-tête avec soi-même. Il y a cette peur oppressante de la solitude, cette peur de savoir ce qui se trame au fond de soi. Il y a toutes ces années passées à vivre avec des gens qu'on aime pas parce qu'il est moins effrayant de vivre avec eux qu'on n'aime pas que de vivre avec soi qu'on ne veut pas connaître, soi, rien que soi, soi tout seul, mais de quoi as-tu peur, qu'y a-t-il de si terrible ? Pourquoi préfères-tu rester marié alors qu'il n'y a plus d'amour ? Qu'y-t-il de rassurant là-dedans ? Pourquoi est-ce que je trouve ma gueule bizarre quand je la croise dans la glace ou sur une vidéo, ma voix bizarre quand je l'entends ? Pourquoi seul trop longtemps me prend une sorte de dérèglement, une panique ? Pourquoi seul trop longtemps mes repères s'effritent ? Pourquoi cette peur de perdre la raison et devenir un animal ? Quelle protection m'offre la présence humaine ? Protection contre quoi ? Pourquoi ai-je cette peur que si je reste seul trop longtemps des barrages vont céder, des barrages qui me protègent de choses innommables ? Pourquoi est-ce que j'éprouve ça ? Suis-je le seul à l'éprouver ?

Christophe Siébert

LES SCHIELIENS DANS LEUR KOLÉ SERÉ



Egon Schiele lâche-t-il ton trait noueux, lui ? Ses corps se recouvrent-ils d'une chair onctueuse ? Ces charognes nues ne nappe-t-elles de crème botticellienne ? Le peintre reste efficace, admirable. Rien de néfaste n'ankylose son punch ou adoucit son angoisse et nos malaises. Il ne déçoit pas. Ses osseux à lui, il les fait s'étreindre sans répit. Egon renonce-t-il à certaine terreur, à certaine lumière ? En aucune manière. Malgré leur décomposition promise, ses viandes épuisées, pubis toujours saillants, vont au bout d'une jouissance qui suffoque et les suffoque. Enlacés, putrides, les schieliens s'offrent, éreintés, défaits, presque anéantis, oui mais toujours provocants. Leur kolé seré emporte tout. Les tons s'effacent à l'exception du cerne noir et du carmin des sexes avides. Rien ne les arrêtera, jamais. Egon, ce n'est pas du porno chic. Ou alors, du porno mais tellement chic.
Voilà une voie digne ! Enfin digne . Montrez m'en d'autres qui aient une telle vision ! Une telle constance et un tel acharnement pour maintenir un sentiment qui ait un sens !
De nos jours, « tout étant dans tout », du moins cette ineptie prétendument libertaire continue-t-elle à faire florès, les gens me mettent à « respecter » à tort et à travers. Total respect ! Voilà bien résumée, par cette tautologie, toute l'inanité de cette décennie. Total respect le Che ! T'as arrêté de fumer ? Total respect ! La Ronde de nuit ou un bretzel de douze kilos, Total respect ...
Ici, c'est différent, le respect s'applique. Même dans les toiles à peine esquissées, pas tapageuses, non, , fines au contraire, d'une délicatesse inouïe, elles vous marquent aux fers.

Egon, un styliste, un lourd et pourtant si léger mais qui vous cogne si durement.


vendredi 21 juin 2013

JE NE FAIS PAS CONFIANCE À MON CRÂNE


Extrait des Girafons

C'est ainsi que je la découvre. En faisant ma bête ronde. Arrivée dans la nuit sûrement, cette fille n’a pas pris la peine de quitter sa chambre ce matin. Elle ne s'est pas couchée non plus. Son lit est fait et les femmes de service commencent par l'autre étage. La nouvelle est assise, entre son lit et la baie vitrée, dans ce fauteuil que nous avons tous en commun. Du vintage en skaï ivoire. Désastreux pour le moral, mais on y est bien assis.
Par sa porte entrebâillée, je croise son regard pour la première fois. Par inadvertance. C'est un impact auquel je ne m’attendais pas. Une décharge si rare. On peut vivre une vie entière sans connaître ça. J'ai cru être soulevé.
Je suis commotionné. Ma pupille s'est dilatée. Je tangue un peu. En fait, je ne sais pas trop ce qui vient d'arriver. Je revenais du parc avec Julie, j'allais voir les girafons - oui, l'ordinaire -, puis il y eut elle. Cette collision avec son regard. Mon discernement est perturbé. Mon sentiment est que la nouvelle n'a pas cillé, en revanche. Elle m'a dévisagé férocement,  oui, mais comme une chose, pas plus. Rien de personnel. Comme n'importe qui ou même comme n'importe quoi. J'étais entré dans son champ. Elle m'a regardé. Point. Je suis entré dans son espace rétinien. Moi, par contre, j'ai dû marquer le coup. Sûrement. Ce n'est pas possible autrement. Je ne souviens de tout mais j'en voudrais plus. Surpris, j'ai l'impression d'avoir été floué. Comme si on m'avait convié à un peep show pour assister à la naissance du monde et que je n'avais eu du Big Bang qu'un centième de seconde pour jouir de la Création ! Mais c'est déjà trop tard. Sa porte, je l'ai dépassée. Trois mètres, puis cinq... J'aurais tant aimé qu'elle s'imprime dans mon esprit plus encore. Pouvoir la voir à satiété.
Je marchais, sa porte n'était qu'à demi ouverte. Pourtant, elle est là, tatouée dans mon crâne. Mais je ne fais pas confiance à mon crâne. Il doit y avoir des parties d'elle manquantes, des pièces absentes. De plus, la persistance rétinienne n'est toujours qu'un putain de compte à rebours angoissant. Il faut me souvenir de tout ! Ne rien laisser s'évanouir. Que tous les contours restent vifs. Je n'ai qu'eux ! J'ai déjà tourné, je suis dans l'autre couloir. Il n'est pas possible de faire marche arrière pour espérer reproduire ce qui vient de se passer. Même si j'arrivais à la voir, jamais un second saisissement vaudrait le premier. Ce fut un moment unique, fondateur. Je dois me contenter de ce Big Bang-là. 

Me contenter ?!! Mais c'est prodigieux ce qui vient d'arriver. Je pense aux six milliards et plus d'hommes et de femmes qui n'étaient pas là. Je me fais l'impression d'être le seul autorisé à manger un canard au sang à la Tour d'Argent pendant que vous tous bouffez des racines au Parc de Princes ! Je me trouve trivial à ce moment, mais c'est comme ça. C'est moi qui ai eu cette primeur, pas les autres. Veux pas l'savoir, allez pleurnicher ailleurs. Je marche bien lentement. Je rembobine la scène.
Ses yeux immenses sont sertis à chaud dans ses grandes orbites osseuses. Rehaussés d’un fard noir passé au bouchon brûlé, elle semble l'avoir appliqué pour entrer en guerre. Avivée par ce maquillage — qui doit tout au défi et rien à la coquetterie —, sa pupille darde. Cette peinture guerrière la fait ressembler à un poussin incandescent, télétransporté par chance des ténèbres jusqu’à moi.
Tout aussi radicalement qu’elle m’a toisé, elle m'a chassé de sa mémoire, simplement en regardant le parc. 

Tout cela n'a duré que le temps d'un flash. 

Le temps d'un entrebâillement de sa porte.

Alexander Coï

MAIS L'IMPORTANT C'EST LE POINT, POINT.



Et les écrivains discutaient point virgule, virgule, les bâtards du ventre de leur mère et des couilles des autres, les chiens bouffaient et les chattes crissaient, les queutards queutaient et discutaient métrique, les patrons patronnaient, les ouvriers délabraient, et les chanteurs et les queutards,
et les bâtards,
et les architectes, les rentiers de boîte,
les patrons commerciaux,
parlaient
fric et jambon de bayonne,
et caviar au saindoux
longueur de bite,
de Dieu,
et de guerre
de mosquée
de la mère trop vieille
de son gosse trop jeune
d'une ménopause
et de spermatozoïde
d'ulcère et de dentiers
- ça sent pas bon -
les foies

heureusement il y avait les écrivains
qui parlaient écriture
littérature
point virgule
et pognon qu'ils ont trop ou pas assez
jamais assez
mais l'important c'est le point,
point.

il y avait que les chiens et les chattes qui se courraient après
en se grognant, en se miaulant
dans l'attente d'un placenta
ou d'un trou tout neuf dans la terre
Chacun sa place
Mais le fauteuil est pas grand
Et la chaise est branlante.


RAYMOND ROUSSEL DANS LE CAMBOUIS



« Aucun homme ne peut porter sur soi toute une usine d’automobiles. », Ezra Pound

Que ça se sache : Raymond Roussel n’est pas un écrivain. Raymond Roussel n’est pas non plus un dispensable et excentrique littérateur du Paris de la première séquence du XXème siècle. Raymond Roussel est un artiste – un type qui, pour ne pas perdre son temps, avait pris l’habitude de manger les trois repas de la journée d’une traite l’est forcément. De le rappeler aujourd’hui c’est particulièrement affligeant mais pourtant bien nécessaire. C’est que tant qu’on voudra mollement le réhabiliter en tant qu’homme de lettre (sic) il n’enchantera que les quelques aventuriers qui vont aux bibliothèques machette à la main. Alors que si on rendait à la lumière – comme il semble évident  –  out son génie extravagant fort est à parier que la terre entière se passerait de son compas. Mais les élites académiques aiment beaucoup trop l’ordre : mettre les genoux à terre devant le totem de Raymond ça serait trop chatouiller l’Armageddon et le Nirvana sur un seul et même pied. Des chôses comme le lent et médiocre Modiano leur suffit. Alors, Roussel, un artiste donc ? me demande-t-on encore une fois histoire d’être certain. Oh mais oui, très certainement, comme la corne au milieu d’un rhinocéros ! Un subversif ! L’un des plus grands, un des majeurs ! Et puis un vrai, je veux dire dans toute l’équivoque complexité étymologique du terme : artiste / artisan, inventeur / créateur... C’est important de le dire, de le répéter tout ça, d’ailleurs je le mets là, juste au-dessus, pour vous, écrit en néons clignotant. Ça ne se loupe pas. Pas d’excuse pour le laisser encore dans le cambouis. Parce que Roussel, l’artiste, est aujourd’hui noyé dans le cambouis qu’à trop consommé Raymond l’artisan.
Dans l’atelier de l’enfer, sous l’épaisse et gluante matière noire c’est à peine si on lui voit la moustache. Faut dire qu’au purgatoire c’est un éternel outsider. Saint Pierre lui passe régulièrement au-dessus, l’air de rien, en faisant sautiller ses clefs : malgré quelques pressions qui viennent d’en Haut, là-bas on se méfie de ce type un peu bizarre. Sa présence exotique, hypnotisante et insistante inquiète, donne le mal de mer. Raymond Roussel c’est une queue de paon, c’est le bleu de travail en lapis lazuli, c’est la peau retroussée jusqu’aux coudes, c’est l’architecte d’une pyramide qui tient sur la pointe, c’est l’indien ouvrier funambule qui ajuste des poutres d’acier entre les étoiles, et tout en dessous, bien en bas, Jules Verne (que Roussel, pourtant, déifiait) se découvre tout petit, tout misérable ; Leonard de Vinci nanifié trébuche pathétiquement sur sa trop longue barbe d’ermite inspiré. Roussel ? il pose canne à la main, royal.

Moi et Raymond je ne sais même plus quand on s’est rencontré. C’est un peu comme si j’avais toujours connue ce visage inquiet, ce regard de garçonnet étranger aux désirs sexuels, ces allures sophistiquées de favorisé par le sort (Roussel était un très riche héritier) et ce comportement merveilleux parfaitement exposé aux moqueries et aux cruautés (tout comme le plus beau travesti des salons littéraires, Pierre Loti, pour qui Roussel nourrissait un véritable fanatisme). Je crois même l’avoir deviné avant de le voir pour la première fois ! C’est qu’il traîne tellement partout. Une fois lu, on ne sait plus ni où, ni quand : il devient ubique. Comme si il parfumait de son âme les contours magiques du monde dans un trompe l’œil, dans une mise en abyme, dans un jeu de mot, dans le parfum de l’aile d’un grand-duc, dans l’alphabet en stries noir du zèbre, dans le trajet nocturne d’une fourmi abandonnée. Raymond Roussel est partout. Je suis ensorcelé par sa présence, par sa non mort (Raymond Roussel, bien entendu, est immortel). Son cambouis à tout tâché.

IL Y AVAIT


Il y avait

Il y avait l'odeur du jasmin exhalée par la touffeur du soir.
Il y avait le muezzin, qui me rendait si mélancolique.
Il y avait les peaux de moutons qui séchaient sur les terrasses
il y avait la fontaine du jardin, en forme d'étoile.
Il y avait ce chat borgne qui se nourrissait chez nous.
Il y avait les miséreux de la Medina, qui ne brisaient le cœur.
il y avait ce vaste marché couvert avec son poissonnier et sa tapette à mouches, dans ce vaste marché, il y avait Mustapha, qui portait le cabas de ma mère et qui sanglotait quand nous sommes partis.

Il y avait les graines de tournesols, un Dirham à la sortie de l'école.
Il y avait Aïcha qui me défendait contre les foudres de mon père, et cette lettre pleine de reconnaissance et d'amour qu'elle avait fait écrire par un écrivain public.
Il y avait les oranges du jardin, qui n'arrivaient jamais à maturité, et qui me servaient à fabriquer des potions magiques, et le bananier sans bananes.

Il y eu aussi ce drap blanc maculé de sang, brandi par la mère, sous les youyous de l'assemblée, la mariée avait douze ans, le marié soixante.

Et il y avait la chaleur brûlante de la dalle où je m'allongeais l'été, ma mère, encore une gamine, dans un champs de narcisses blanc immaculé, les mots d'arabe que m'apprenaient Aïcha, et les séances de danse du ventre, une serviette autour de la taille.

Et il y eu aussi le regard des hommes sur mon corps pré-pubére, mes yeux qui devenaient de plus en plus noirs.
Il y eu mes larmes quand il fallut partir.
Il y avait un paradis perdu. 

Blanche Dubois

IL PLEUT SUR LA FÊTE FORAINE

Il pleut sur la fête foraine
Tous les danseurs vont vers le bas, la place du village est en pente naturelle.
Des enfants courent, pistolets à poire et à eau, la flotte s'écoule dans le caniveau.
Filles et garçons sur le périmètre des autos tamponneuses, à deux doigts des gouttières, vivent avec le fracas derrière, l'immense émotion d'être serrés dans leurs pantalons.
Toutes les autos tamponneuses vont vers le bas, la place est en pente naturelle.
Odeur de coiffeur, il pleut sur la fête foraine.
Toutes les odeurs de coiffeur vont vers le bas.
Nous avons tiré une bouteille de mousseux pour la boire dans la ruelle.
Il pleut sur la place du village en pente naturelle.
Toutes les bouteilles vides vont vers le bas.
Vous, madame, immobile comme moi, avec une poupée toute trempée gagnée dans une loterie abritée.
Dites-moi...
Il pleut sur la fête foraine pour la dernière fois...

Écrit en 1977 et signé Denis Tellier, auteur aux Éditions Lunatique d'Adrien de la vallée de Thurroch 

REVUE MÉTÈQUE Y RECONNAÎTRA LES SIENS !



Unidos ! Todos ! Para la concepcion !

jeudi 20 juin 2013

VOYAGE À PEPINSTER



Voyage à Pepinster

Le temps passait, la route défilait, et nous n'arrivions pas à Pepinster. Autour de nous, la pluie tombait avec tant de douceur et de légèreté que nous y aurions volontiers dansé. De l'autre côté de la vitre, la rivière coulait, noire. Ici, en hiver, les rivières sont noires. Vertes en été.
Pepinster n'existait peut-être pas. Peut-être n'était-ce en réalité qu'un nom mentionné par erreur sur une carte, et auquel des fonctionnaires zélés avaient donné une substance, une matérialité : celle de panneaux routiers jalonnant le territoire. Si tel était le cas, parviendrions-nous jamais quelque part ?
Cette question ne nous aurait pas empêché de rouler droit devant, si nous n'avions pas été attendus à Pepinster. Voilà pourquoi il nous fallait à tout prix le trouver, voire le créer de toutes pièces ; c'est ce que nous dit Jdama, et ses paroles, jaillies du néant de l'habitacle, nous réchauffèrent à la manière d'une bonne tasse de café.
Le camion traversa, entre chien et loup, quelques agglomérations enfilées à la hâte sur la grand-route ; celle-ci, agitée de voitures et de pétarades, s'appliquait à suivre le cours de la rivière, parfois avec difficulté. Quand elle s'en éloignait, c'était pour s'engouffrer dans des tunnels aux murs suintants.
Aucun d'entre nous n'ouvrit la bouche. Nous attendions le signal que Jdama ne manquerait pas de nous donner, comme il le faisait à chaque fois. Mais, était-ce l'effet de cet air tissé d'humides particules, le silence semblait absorber jusqu'aux pensées. Dans l'obscurité qui, progressivement, envahissait paysage et camion, seule bouillonnait la rivière.
A un moment que je ne saurais préciser, l'un de nous, Pröl, je pense, alluma un vieux transistor. Des sons crachotés se succédèrent, puis ce qui nous apparut comme une chronique sportive : des mots s'illuminèrent soudainement, pareils aux éclairs de réalité que les phares arrachaient aux ténèbres. Impossible, cependant, de comprendre qui avait gagné. Les paris commencèrent et allaient bon train quand, s'écoulant du diffuseur poussiéreux, un air de jazz nous enveloppa dans la mélasse.
Des têtes s'inclinèrent, des yeux se fermèrent, des semelles battirent la mesure, et il n'exista bientôt plus que la parenthèse du camion trouant le noir. Et, projetés dans cet élan, serrés dans cet utérus, nous, qui n'étions plus nous mais pur abandon. Aussi, lorsque Jdama donna le signal, personne ne s'en aperçut.
Le camion avait pourtant changé de rythme. Il roulait moins vite, par à-coups, s'arrêtant, redémarrant, hésitant. Brinquebalés de la sorte, certains dégringolèrent. Les muscles reprirent leur tension, surtout sur les visages et dans la nuque. Quelqu'un éteignit la radio, et je ne suis pas sûr qu'il s'agissait de Pröl.
Chevrotant, une voix demanda si nous étions enfin arrivés à Pepinster. Jdama acquiesça lentement : peu importait, finalement, qu'un panneau en eût attesté l'existence, si Jdama l'avait décidé.
Nous roulions au pas, à présent, dans la grande solitude de la rue du Purgatoire, nom flamboyé à la lueur des phares. Invisible mais proche, la rivière grondait. Plusieurs d'entre nous se resserrèrent dans leur propre étreinte.
Enfin, Jdama fit signe au chauffeur d'arrêter ; il ouvrit la portière et prit le temps de descendre – sa jambe le faisait encore souffrir. Le papier tant de fois plié et déplié, à nouveau lissé dans la paume de sa main, il s'avança vers la maison à côté du pont. Sans lâcher le papier, il appuya sur la sonnette : un seul coup mais ferme, décidé. Nous avions une confiance aveugle dans Jdama.
Des secondes s'écoulèrent, que personne ne compta mais dont, tous, nous sentîmes le poids. Jdama recula de trois pas pour mieux contempler la façade de briques. Alors, la porte s'ouvrit et resta ainsi un moment, béant sur une ombre, au-delà du chien, au-delà du loup.

Nadine Janssensauteur d'un recueil de nouvelles, Histoires marmonnéesparu aux éditions Lunatique en 2013.

PARIS


Ils crurent que le niveau des océans grimpait… Civilisations anéanties par les océans laiteux, chauds, dilatés, salivant la terre, la lippant de son sel d’une langue ronde, déposé, retiré par le clapotis des eaux tranquilles, le sable mâchouillé comme le noyau d’un fruit, longuement, avec la langue, sensuellement… Que cela aurait été beau ! Quelle grandeur ! L’homme, mât raide, bandant devant l’inéluctable ! L’homme attendant son Eden dans la joie parfaite d’une branlée. Erreur ! Messieurs les docteurs et les théologiens du Climax… Erreur !

Au point zéro s’érigeait l’Everest occidental. L’Europe bandait mou et plaçait son bonheur dans ses écluses, ses ports à putes, dans ses digues fortes de sacs de fric et des périphériques si hauts que sa Tour Eiffel n’avait plus rien d’un sémaphore… La pauvre tour brandissait à peine, par-dessus l’horizon, un phallus corrodé par l’acide de gros cumulus violacés, pas même une croix, la pique en berne d’une tombe bruyante, grouillante. L’onde des morts s’était nourrie de la terre, et l’avait dévoré plus profondément que la pointe des racines, soulevant les tubercules dans de lancinantes berceuses, les nerfs tels que des anémones aussitôt reposés contre la butée de béton, avec les fleurs arrachées et les vers, la chevelure fourragée et les doigts blêmes d’un adolescent sevré d’orgasmes. L’air avait creusé si profondément en la France que Paris semblait le dernier sous-sol d’un enfer médiocre, les gigantesques pieds de son œuvre d’acier mouvant dans d’antiques boues, immense bal clinquant, feux de Bengale illuminés avant le rien.

A moins trois cent vingt-quatre mètres sous le niveau de la mer, était Paris, ses travailleurs et ses métros avançant au souffle méphitique du magma, la semelle collante, la rame molle, le cœur pris d’une langueur tropicale. Dans leur bauge à moustiques, le doigt de pisse dans lequel ils pataugeaient n’était que le sang impie gisquant de la roche stérile, celui d’anciens soldats de vieilles guerres, une eau d’ennui brassée par la roue des moulins des plages de leur enfance. Dans les plis de cette couche quaternaire, pétaradant de perceuses à percussion et de marteaux piqueurs, suants des fumées aux odeurs de poudre, des diamantaires escogriffes rognaient sur l’os, la poussière de l’os, et bientôt, plus que les seuls rêves de l’os. Outres percées de vides, phobiques de perdre dans le vide leur seule faim d’air, leur soif d’air, leur envie d’air, leurs suaires claquaient nerveusement quand s’engouffraient les vents trop forts – c’était là le maelstrom de Paris : une seule petite tempête, une mousson solide du ciel et tout aurait été emporté par le fond.

Plus de bruit. Une odeur d’iode s’évente, spirales d’écume autour des faix du soleil. Le ciel est pur. Un continent blanc de déchets frémit dans le roulis de la mer calme. A l’intérieur de l’hexagone cerclé de goudron débordant le corail, où s’épanouissent les écosystèmes marins, émergent les lambeaux méconnaissables de la France éternelle ; c’est accompagné du chant d’une meute dolphine, qu’attend à la surface de l’eau plate, un phallus en rouille, pas même une croix, une pique en berne… C’est un désir de crevaison, même à travers l’absurde, la frustration d’une vie que garde le corps d’un mort : celui d’accrocher le plastique moribond de l’arche pneumatique des survivants, pour le crever… Le crever !