mardi 18 juin 2013

J'HABITE UNE GANGRÈNE (extrait des GIRAFONS)



Extrait Des Girafons

Besoin de trempe
Février 2012

Mâchoires serrées, je rêve d'une retraite fin de siècle depuis des mois déjà. D'un estivage, d'une transhumance vers un confinement, mais choisi par moi.
Je ne parviens décidément pas à m'insérer dans la vie depuis qu'elle n'est plus extrême et faite de certains fastes. Par splendeurs, n'allez pas imaginer les grossièretés que procure le pognon. Je vous parle ici d'états de grâce, de gens approchés, de vigueurs éprouvées, enfin de tout ce qui fait une effervescence vraie, ce tohu-bohu raffiné qui me seyait.
Or, par l'espièglerie d'une roulette russe vacharde, j'ai été éliminé et détourné de ma propre route. Je n'exclus pas que cette éviction fasse partie de mon drôle de chemin. Comme si tout cela n'était qu'un épisode d'un plan plus vaste ? Un rituel de passage difficile à cerner. Cette période-ci, miteuse entre toutes, est-elle une voie déconcertante voulant me mener ailleurs ? Ou encore, me conduire au même endroit, mais plus sèchement cette fois ? Toujours est-il que ce bouillonnement que j'aimais tant est derrière moi. Pris au dépourvu, piégé, je ne suis pas préparé à ce si grand calme qu'est ma nouvelle mort. Impuissant, j'assiste à la dissolution de mes fondamentaux, lesquels baignent maintenant dans le jus mordicant. Vétéran sans combat à venir - je n'en vois aucun -, et personne pour partager mes engouements évanouis, il ne me reste que la vie de tous les jours, ici chez moi, au milieu de ce cloaque à sottises qu'est mon quartier.

Elles sont pourtant énormes, les sornettes qui m'entourent ! Mais personne ne semble en souffrir ? Dans ma ville, tout est laid et rien n'est beau. Tout s'y mêle, goitres, préfabriqués, échangeurs, varices, fous espoirs et couperose, graffitis, cris de bêtes qu'on rudoie dans les boxes, lignes à haute tension, protubérances cocasses, affiches lacérées de candidats à noms incongrus, jusqu'aux ados boxant torse nu en short taï. Je consentirais à y vivre en apnée mais c'est impossible. Tout pénètre. Intimement. Je limite les dégâts en tentant de ne vivre que la nuit. Vous ne vous figurez pas toutes ces saletés quotidiennes auxquelles on me confronterait autrement ! Ce sont des choses, voyez-vous, qu'il m'est difficile de vous expliquer. Ces attaques sont le plus souvent insidieuses. Elles taisent leurs noms, ces ignominies-là. Les zones pavillonnaires sont extrêmement redoutables sous des hardes fadasses. Ça se joue à des pas grand-chose, parfois, l'enfer coquet.
La beauté pure n'entre jamais ici. Ou, du moins, y en a-t-elle été chassée il y a longtemps. Elle vivait encore ici à l'époque où l'apparition des fraises des bois était une date dans l'année pour les gens. Le muguet sauvage fané, elles prenaient le relai. Les familles les cueillaient le dimanche. C'était dans de malingres bois sans valeur qui tapissait ces collines de rien du tout.
La beauté vit ailleurs maintenant, au-delà d'un check point immatériel. Même les belles filles - il y en a pourtant quelques-unes - ne sont pas pour moi. Trop de choses nous séparent : petites rappeuses préoccupées de smartphone, collégiennes à beaux culs, gazelles incultes et fâcheuses. Non, il ne me reste que le poison de mon décor alentour. Je ne vois que lui. Mais attention, si cette vie est sans éclat, elle n'est pas sans risque. Il ne faut pas en mésestimer la force. Sans cesse, sa fadeur ronge comme l'acide. Toute cette saloperie est terriblement contagieuse. Je reste donc toujours très vigilant. Je repousse tous les assaillants. Du voisin envahissant jusqu'à la paramécie. J'habite une gangrène.

N'allez pas croire pour autant que j'aille mal. Je vais même plutôt bien même. J'ai juste besoin d'une villégiature qui soit radicale mais élue par moi. Oui, même un gouffre conviendrait. Quand je suis de bonne humeur, je verrais bien un hôpital cerné d'herbes folles. J'ai besoin de me poser dans quelque endroit stupéfiant. Pas de voyage surtout. Non non non ! De croisière, encore moins. Ça frelate l'âme. Non, il me faut une rade plutôt. Un tombeau à ma convenance. J'imagine un sanatorium défraîchi, suranné. À flanc de roc, peut-être ? Romantique ou janséniste ? Rococo ou austère, j'hésite selon les jours. Je le peuple ! Quel soulagement de pouvoir à nouveau n'en faire qu'à ma guise. J'invite un gratin hétéroclite. D'abord, certains morts avec lesquels le commerce sera satisfaisant. Je convoque donc quelques illustres. Puis, pour parfaire mon projet, je convie quelques jolies femmes de caractère. Encore, toujours choisies avec un souci égal, quelques nymphes compétentes. A Saint-Anne, quelques histoires avec des filles s'étaient nouées. J'ai bien envie de rééditer cette possibilité-là. Les hôpitaux sont des lieux propices aux rencontres.
Comme un tel lieu n'existe pas, ma hantise grimpe. Mes rides du lion se creusent.
J'ai ressorti un dépliant de la sécu que j'avais négligé. C'est un prospectus prétentieux, à rehauts d’or sur vélin bordeaux qui plastronne, qu'on excuse sa pompe, « clinique agréable, dans son parc séculaire ».
Ce serait, parmi les cabossés, mon El Dorado. Ceux du bassin parisien. Des névroquelquechose.

Un sarcophage loin de tout dans lequel je pourrais me séquestrer, fût-ce avec d'autres, couper court à mon train-train qui m'affaiblit, voilà c'est ce que je cherche.
Ici, chaque jour m'éloigne de moi. Je sens très clairement qu'il me faut revitaliser ce qu'il y a de plus morbide en moi pour ne pas stagner. Pire, changer. Il me faut ce coup de rein si je ne veux pas gâcher toute cette énergie noire amassée depuis mes dix-huit ans. L'œil de l'aiglon est une foutaise ! Il vire si vite en regard de veau...
Ne pas tergiverser, donc. Redevenir radical. Ce serait comme aller suer à la salle. Me tabasser d'abord pour refaire surface peut-être. Faire rougir mes poings et les plonger dans un bain de trempe.

Le ring, le vrai, la vie, ça viendra ensuite. (...)



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