lundi 24 juin 2013

L'ODEUR DE J. REYES


Des bureaux perchés au sommet d’un building léché par les nuages. Fenêtres immenses. Au soir, une vue terrifiante et magnifique. La ville en tapis de lumières, les phares des voitures comme des lucioles épileptiques. Et de l’autre côté du miroir, une enfilade de bureaux. Vides, comme toujours à cette heure.
Autrefois, Jim aurait eu honte. Il aurait prétendu crânement que récurer et vider les poubelles, c’était un job de gonzesse. Aujourd’hui, ce qui lui fait honte c’est d’avoir été un connard pareil. Il est le seul homme de l’équipe et ses collègues apprécient qu’il ne joue pas au chef, qu’il garde ses couilles sagement rangées et passe la serpillière, comme tout le monde.
Le soir, ils arrivent à vingt deux heures. Bien après que les bureaux se sont vidés. C’est la règle. Un moyen d’éviter que deux mondes se percutent. Comme si chaque univers devait ignorer la présence de l’autre. Pas de big bang. Juste quelques interférences, parfois. Des météorites. Une femme brune en étoile filante dans le bureau du fond.
Lorsque Jim pousse la porte, la femme le regarde, comme on regarde une souris déboulant dans l’allée d’un supermarché. Stupeur. Le temps s’interrompt quelques instant mais pas les bruits de la rue sous le plongeon des fenêtres.
La femme s’ébroue, esquisse un sourire et s’excuse, elle n’avait pas vu l’heure. Elle plie un dossier, se lève, ramasse son sac et son manteau. Elle s’excuse de nouveau en passant devant lui, en lisière de porte. Lui n’est pas foutu de prononcer le moindre mot. Dans le couloir, la moquette étouffe les bruits de talons. Elle n’est plus là. Jim l’a peut-être simplement rêvée, cette brune au pull grenat. Il se retourne et l’aperçoit, s’engouffrant dans l’ascenseur.
Il hausse les épaules et reprend sa tache. C’est étrange de nettoyer une pièce encore chargée de présence, comme si chaque chose était posée en équilibre. Comme si tout risquait de s’écrouler. Jim est un peu nerveux. Il vide la poubelle. Des papiers froissés, gobelets de café, agrafes. Un chewing-gum reste collé au fond. Il ne grimace pas, cette fois. Il ne prend pas de chiffon. Il décolle la gomme verte à main nue et la malaxe un moment. Odeur mentholée. Réprime l’envie d’y gouter. Quand il était môme, il ramassait les chewing-gums sur l’asphalte et se les fourrait dans la bouche. Jusqu'à ce que sa mère le choppe et lui passe un savon mémorable.
Il balance la boulette et se remet au travail. Aspirateur, coup de lavette sur les étagères et le bureau. Ne rien déplacer, c’est la consigne. Les employés doivent revenir le matin avec l’impression que personne n’est entré là en leur absence. Que les poubelles se vident par magie et que la poussière s’autodétruit miraculeusement à minuit. Il vérifie que tout est en ordre, balaye d’une caresse une peluche invisible sur le fauteuil. Puis, sans bien réfléchir à son geste, se penche et presse son visage contre le velours bleu du siège, flairant l’odeur fantôme du cul de la femme brune.
Jim se sent un peu drôle en quittant le bureau. Comme sur le point de tomber amoureux de l’héroïne d’un roman. Le genre d’histoire dans laquelle on peut plonger sans crainte de s’y noyer, puisqu’elle est impossible. Sur la porte, une petite plaque métallique indique J. Reyes. Il décide qu’elle s’appelle Juliet.

Marlene Tissot, auteur de Mailles à l'envers, paru aux éditions Lunatique en  2012


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