vendredi 21 juin 2013

RAYMOND ROUSSEL DANS LE CAMBOUIS



« Aucun homme ne peut porter sur soi toute une usine d’automobiles. », Ezra Pound

Que ça se sache : Raymond Roussel n’est pas un écrivain. Raymond Roussel n’est pas non plus un dispensable et excentrique littérateur du Paris de la première séquence du XXème siècle. Raymond Roussel est un artiste – un type qui, pour ne pas perdre son temps, avait pris l’habitude de manger les trois repas de la journée d’une traite l’est forcément. De le rappeler aujourd’hui c’est particulièrement affligeant mais pourtant bien nécessaire. C’est que tant qu’on voudra mollement le réhabiliter en tant qu’homme de lettre (sic) il n’enchantera que les quelques aventuriers qui vont aux bibliothèques machette à la main. Alors que si on rendait à la lumière – comme il semble évident  –  out son génie extravagant fort est à parier que la terre entière se passerait de son compas. Mais les élites académiques aiment beaucoup trop l’ordre : mettre les genoux à terre devant le totem de Raymond ça serait trop chatouiller l’Armageddon et le Nirvana sur un seul et même pied. Des chôses comme le lent et médiocre Modiano leur suffit. Alors, Roussel, un artiste donc ? me demande-t-on encore une fois histoire d’être certain. Oh mais oui, très certainement, comme la corne au milieu d’un rhinocéros ! Un subversif ! L’un des plus grands, un des majeurs ! Et puis un vrai, je veux dire dans toute l’équivoque complexité étymologique du terme : artiste / artisan, inventeur / créateur... C’est important de le dire, de le répéter tout ça, d’ailleurs je le mets là, juste au-dessus, pour vous, écrit en néons clignotant. Ça ne se loupe pas. Pas d’excuse pour le laisser encore dans le cambouis. Parce que Roussel, l’artiste, est aujourd’hui noyé dans le cambouis qu’à trop consommé Raymond l’artisan.
Dans l’atelier de l’enfer, sous l’épaisse et gluante matière noire c’est à peine si on lui voit la moustache. Faut dire qu’au purgatoire c’est un éternel outsider. Saint Pierre lui passe régulièrement au-dessus, l’air de rien, en faisant sautiller ses clefs : malgré quelques pressions qui viennent d’en Haut, là-bas on se méfie de ce type un peu bizarre. Sa présence exotique, hypnotisante et insistante inquiète, donne le mal de mer. Raymond Roussel c’est une queue de paon, c’est le bleu de travail en lapis lazuli, c’est la peau retroussée jusqu’aux coudes, c’est l’architecte d’une pyramide qui tient sur la pointe, c’est l’indien ouvrier funambule qui ajuste des poutres d’acier entre les étoiles, et tout en dessous, bien en bas, Jules Verne (que Roussel, pourtant, déifiait) se découvre tout petit, tout misérable ; Leonard de Vinci nanifié trébuche pathétiquement sur sa trop longue barbe d’ermite inspiré. Roussel ? il pose canne à la main, royal.

Moi et Raymond je ne sais même plus quand on s’est rencontré. C’est un peu comme si j’avais toujours connue ce visage inquiet, ce regard de garçonnet étranger aux désirs sexuels, ces allures sophistiquées de favorisé par le sort (Roussel était un très riche héritier) et ce comportement merveilleux parfaitement exposé aux moqueries et aux cruautés (tout comme le plus beau travesti des salons littéraires, Pierre Loti, pour qui Roussel nourrissait un véritable fanatisme). Je crois même l’avoir deviné avant de le voir pour la première fois ! C’est qu’il traîne tellement partout. Une fois lu, on ne sait plus ni où, ni quand : il devient ubique. Comme si il parfumait de son âme les contours magiques du monde dans un trompe l’œil, dans une mise en abyme, dans un jeu de mot, dans le parfum de l’aile d’un grand-duc, dans l’alphabet en stries noir du zèbre, dans le trajet nocturne d’une fourmi abandonnée. Raymond Roussel est partout. Je suis ensorcelé par sa présence, par sa non mort (Raymond Roussel, bien entendu, est immortel). Son cambouis à tout tâché.

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