mardi 2 juillet 2013

La Grande Motte, Journal de bord d'abyme 2



J’entends déjà le bourgeois : quelle horreur stupide et crasse que cette Grande Motte ! Je l’avoue, j’ai pu moi aussi me comporter odieusement avec ce souvenir. Dix ans passés ici dans le pli de tes plages, dans ton eau, dans le nuage de mon enfance et pourtant, je t’ai caché comme une laide femme, ou trop bête, trop populaire, comme la mère qui nous emmène à l’école en voiture, et dont, je ne sais pour quelle raison, j’ai pu avoir honte. Il y a toujours ce « c’est la Grande Motte mais… » et ce « mais » c’est le petit meurtre de ce petit enfant au t-shirt rose, les fesses nues, courant dingue dans la fumée aqueuse. Mais si je tenais la lame, qui tenait donc le bras ?

La motte du couchant n’est pas un lieu stupide par définition. La motte du couchant est un ventre rond, grandiose et tendu, passé au rouleau de la mer glacée. Elle unifie les gens, les adoucit. Il y a bien quelques dragueurs un peu excités, ou deux ou trois bougons moustachus dans l’attente du pastis perroquet du soir mais eux-mêmes semblent éteints, défraîchis à l’éteignoir de la tramontane, leur chahut intérieur étouffé par l’incessant roulis des vagues, le temps comme une berceuse douce. On lit le journal, on écrit, on monte un ou deux pâtés de sable et aussitôt les mots sont perdus, les plus hautes murailles écroulées par le sel et l’eau. Et telle que la goutte se croit commander au règne de l’eau, tout à coup, l’on comprend que l’on est propriétaire de rien, ni de son image, ni de l’image de la mer. Vaporisée ! Rien ne limite la perception de soi à l’infini. C’est une langueur qui prend au cœur, qui n’y pénètre pas comme une dague, mais qui se diffuse de l’intérieur, la bulle présente là depuis toujours, simplement extatique. On s’enfonce en soi-même, lapé par les vagues, dissolu en un avant-goût d’oubli. On oublie livres, passions, corps, esthétiques, on oublie sa vie même et on glisse vers ce fabuleux rien qui ne peut qu’émerger de la très profonde conscience de sa petitesse et d’une immense joie à être si peu, si peu coupable, si peu responsable. Le sable polit le corps et fait étinceler l’âme. Nous sommes réduits à ce que nous sommes réellement, à peine quelques grains, enfouis sous le coquillage d’un univers. Alors à quoi bon se battre ? Sous le chant des goélands, je m’enfonce doucement.

Paul Jullien, Journal de bord d'abyme 2


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