mardi 9 juillet 2013

São Paulo que j’ai oublié



Je me revois dans cette immense mégapole qu’est São Paulo, au volant de sa petite clio toute neuve couleur métallisée. C’était ma dernière journée avec elle, je ne connaissais pas la route, obéissais à ses ordres, à gauche, à droite, au prochain feu deuxième à droite. Comme sa voiture n’était pas blindée, il fallait que j’aie le réflexe de ne pas m’arrêter aux feux tricolores, même s’ils passaient au rouge, au risque d’être braqué par des adolescents, m’avait-elle prévenu, qu’on voyait effectivement errer en groupes, dépenaillés, des sacs plastique à la main sur les trottoirs de la ville. Je ne sais plus pourquoi j’avais voulu prendre le volant ce jour-là. C’était elle la Brésilienne et elle connaissait bien São Paulo : elle habitait à Campinas - une petite ville à quelques kilomètres au nord est où elle y avait son cabinet d’ORL -, et faisait la route une fois par semaine afin de se rendre à sa clinique pour retirer exclusivement les végétations ou les amygdales à des enfants trop souvent malades, ou opérer des adultes souffrant de polyposes naso-sinusiennes. Je n’étais que son amant, venu spécialement la voir pendant mes vacances, du fin fond de ma campagne française. Je crois qu’en réalité j’avais tenu à la remplacer pour savoir ce que c’était que de conduire dans une aussi grande ville. Elle, mon initiative l’avait probablement soulagée : nous avions passé plus de quinze jours à longer la côte brésilienne, au nord de São Paulo, en passant par Linhares jusqu’à Ilhéus. Elle était restée aux commandes du début à la fin de mon séjour tout en me commentant avec tendresse, dans un français impeccable – qu’elle avait appris à l’alliance française –, les paysages et les villes que nous parcourions hors du temps. Elle voulait me rendre la pareille : je l’avais reçue chez moi comme une princesse pendant plusieurs mois l’année d’avant, au début de notre idylle. Je lui avais fait visiter le grand ouest français à bord, moi aussi, de ma clio de l’époque, mais vieille et blanche elle. Je conduisais donc dans cette immense ville en pleine journée la tête ailleurs pensant vaguement à l’heure de mon rendez-vous à l’aéroport de Guarulhos. Un nombre impressionnant d’hélicoptères sillonnaient le ciel pauliste. Je trouvais ce ballet aérien inquiétant, j’étais de plus en plus tiraillé et confus. Maria m’expliquait que certains jours São Paulo connaissait les quatre saisons en l’espace de vingt quatre heures. Et j’avais encore en mémoire les images d’une œuvre, d’un artiste brésilien dont j’ai oublié le nom, que nous avions vue ensemble deux jours auparavant au musée d’art contemporain de Niterói, dans l’état de Rio de Janeiro. Elle représentait une trentaine de statuettes blanches de bouddha - sculptées dans du polyester ; toutes identiques - bien dodus flottant paisiblement à la surface d’un gigantesque plan d’eau. Les motels luxueux où nous avions passé plusieurs nuits ensemble à Rio contrastaient avec les favelas sur la colline. Le soleil de la ville m’éblouissait à travers les vitres de la clio. Heureusement les cuisses de Maria assise juste à mes côtés m’empêchaient de fermer complètement les yeux. J’avais honte de moi-même. Je n’arrivais plus à parler. D’autres images défilaient dans ma tête tout en roulant en direction de l’aéroport pendant que Vinícius de Moraes chantait dans la voiture des chansons que je ne comprenais pas mais que Maria connaissait par cœur. Après le dernier morceau, elle s’est tue elle aussi, mais pour une autre raison. Trois heures plus tard, elle retrouverait sa maison à Campinas - gardée jour et nuit par des vigiles privés -, son confort ostentatoire, son quotidien trépidant et stressant, sa comédie bien huilée avec son vieux mari médecin comme elle. São Paulo avait été cette ville brumeuse survolée du haut de mon nuage de prince dont l’amour fugace et contrarié m’avait empêché de voir clairement les formes et les contrastes. Je savais déjà que j’aurais été incapable de décrire de manière objective cette dernière ville brésilienne – et toutes les autres - à mon retour en France, sinon en l’associant au souvenir de Maria que je voulais oublier.

Thierry Radière




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