samedi 24 août 2013

Le canyon aux illusions



Aux alentours de vingt et une heures, après m’avoir réveillé en me secouant, Linda m’attira sur le parking auprès de sa 205 blanche sur laquelle elle s’appuyait lorsqu’elle me proposa de « bouger » comme on disait, en teuf, en Ardèche, à quelques quatre-vingt kilomètres de là, pour aller s’éclater en campagne, en dehors de toutes pressions urbaines qui, je cite, « détruisent peu à peu tout son complexe vital. »

Cette idée me surprit. Je pensais clairement qu’en ville, on ne rencontrait que la vraie vie. La pauvreté, la misère sont inhérentes à tout Urbs, où les plus mauvais côtés de l’homme se côtoient en une bouillie visqueuse de maladies sociales, canines et industrielles. La soupe moderne n’est pas bonne à boire en « cul-sec » ; son assaisonnement de particules de méthane et de soufre la rend piquante en bouche, légèrement constipante au ventre. Pourtant l’enfant de la ville est forcé de la boire, à grands coups « d’une bouchée pour maman » et de psychanalyses freudiennes, par de grandes tapes dans le dos et de pilules antidépressives… La gorge s’assèche, elle devient râpeuse mais tout passe avec une cuillère de lubrifiant à l’huile de foie de moteur ; tout passe quand on lui tient bien au fond du gosier, l’entonnoir du plaisir consumériste. La queue que l’homme a perdue dans son évolution, pourrait bien d’ici quelques efforts cliniques en génétique, se retrouver remplacée par une superbe chaîne de démarrage chromée par laquelle le patron allumeraient le cœur attentif au service d’un cerveau réceptif pour que débute la tâche quotidienne de l’esclave, disons à 6 h 30 du matin, et qu’il coupe le tout dès sa fin, aux environs de 20 h 30 au sortir du journal télévisé annonçant la tragédie de la chute de la bourse : assez de temps quotidien pour que la machine humaine aille jusqu’au bout de la date-butoir de péremption, quarante cinq ans. Miller délivre cela magistralement : à quarante-cinq ans, l’homo-economicus connait ses premiers ratés et très vite, l’usure trop rapide, cancer, lumbago, et autres menus plaisirs, le transforment en un « cadavre vivant ».

La longue file indienne de vans cabossés et de voitures malingres roulait à douce allure sur le périphérique, nous laissant le temps de contempler l’architecture kolkhozienne de ce fossé bitumeux, frontière polluée entre deux mondes : d’un bord, les cairons alvéolaires des habitations, les hautes tours mollement érigées, toutes ces constructions porphyrisées par l’atmosphère, les arbres blanchis et nanifiés par les strates plastiques et l’absence de terre, le linge séché aux pots d’échappement qu’on se passait sur le corps pour s’exiler en face… En face, les triturations néo-modernes nouées de veines regorgeaient le poison, les artères, le pétrole. Les néons pisseux étaient braqués sur les fresques einsteiniennes peintes sur les énormes fûts de stockage, la langue tirée des grands hommes de la Science justifiait les tumescences, le dégueulis et la puanteur de ces monstres d’architecture, obèses et païens, posés là, suants, opimes, scintillants d’ocelles enflammés comme un virus, sur un grand champs d’huile et d’oxyde, à cracher, à condamner, à éructer contres les pauvres grouillant dans leur mauvais décor de stuc et de plâtre. Tous ces géniaux comédiens de l’inhumanité s’échinaient de mille sangs à joindre l’autre bout pour creuser la fiente, l’ordure et le fossile, pour la gloire d’un dieu patron qui pétait à table, rotait après le digestif, et dégageait en riant, aux visages des gamines-ramène-plat et du petit serviteur valétudinaire, une odeur d’acide et d’ammoniac, qui les faisaient s’effondrer, se ramasser, puis, étrangement, se relever et recommencer. Moi aussi, j’en avais respiré : de l’autre côté de l’une de ces barres, se ratatinait le collège où j’avais travaillé toutes ces années à en crever de morale. Le périphérique c’était cela : le canyon aux illusions, les roues du temps empêtrées dans cette mécanique qui broie les hommes et fait d’eux de pauvres dieux ou d’opulents démons. Le périphérique ça n’avait rien d’une route, c’était un fossé, un trou, un charnier.

Derrière moi déjà il y avait la ville, ses métros, ses immeubles perchés qui frottent l’anus divin de leurs doigts-antennes : les petits richetons tètent avec avidité cette tige maculée de poussières d’or ; les autres croient vivre et s’étouffent par bouffées de nuages carboniques et d’ondes télévisuelles. Le tramway et les fantômes, l’inaltérable solitude d’un apatride en son pays, un pays qui n’en a rien d’un : un territoire délabré, des frontières voraces, un peuple sans âme, des utopies ensevelies par le pragmatisme et la rationalité au creuset de la compétition. La ville n’est pas géographique. Elle est un pur instrument de pouvoir sur lequel s’agglomèrent de la ferraille et du béton, de la chaux et de l’acide, du sang et des larmes, des matières sales mêlées en de petites cellules désuètes et préfabriquées, des boules de polystyrène tombées en étal d’un carton éventré : des noyaux moulés, ronds et lisses, sans esprit ni puissance sinon ceux de vibrer de vitesse pour leur auto-désagrégation, cette activité stérile qui les enclôt à tourner en rond à toute allure sur des circuits routiers, électriques, numériques, sociaux, des circuits fermés, eux-mêmes emprisonnés entre les barrières d’autres circuits fermés… Voilà l’éternel phobique où s’étend rampante la fondrière monstre de la condition de mes contemporains. En ville, la cellule, où qu’elle se penche, se mue en une bête peureuse et pleurnicharde, violente et colérique, et ferme ses portes en les claquant, ou tire et assassine… puis se barricade derrière des murs solides et épais de considérations, des alarmes d’incompréhensions, des cris d’indifférence ; le bruit fusionnel de la bête à moitié crevée, en pleur et ne désirant pas mourir… La cellule s’enterre là pour toujours, les sens oblitérés, dans un trou qu’elle creuse en tournant de plus en plus vite sur elle-même, sous la pression du groupe en manège qui torture : « C’est pour ton bien ! C’est la norme ! » ; maux de tête et dépression, arrivisme forcené, bave au lèvre et cancer déclamé, la cellule métastasée s’est peu à peu coupée de tous, et l’on entend, au loin, leur cabosse émergeant à l’horizon d’un ossuaire, les échos répétés d’un chœur de solistes affamés.

Niel Achaume




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